Le legs de ma voisine

Ce jeudi, je suis plongé dans mes activités habituelles quand un proche m’apprend le départ de Madame Sautron. Je suis éprouvé à l’instant alors que je n’ai pas vu cette dame depuis au moins quarante ans.

Madame Sautron est partie, laissant dans la tristesse ses cinq enfants et quinze petits enfants. Laissant seuls aussi ceux que sa présence avait illuminés et dont je fais partie.  

Suzelle, de son prénom, était notre voisine de droite. Elle avait tous les jours l’ardeur à la tâche, la main sur le coeur et la solidarité en étendard discret. Son mari partait la semaine travailler dur sur des chantiers éloignés et rentrait le vendredi soir. Ils élevaient leurs cinq enfants avec rigueur, simplement et modestement, avec ce comportement simple et ouvert, attentif à l’autre, que j’ai rencontré chez tant de gens sur mon Caillou et, sous d’autres formes, ici en métropole dans les milieux populaires et ruraux, simplicité qui contraste tant avec la morgue de classe que je cotoie quotidiennement. 

Côte à côte, au jour le jour, nous discutions. Elle comprenait les joies et les peines, aidait discrètement et avec courage, là où d’autres se seraient défilés. Je la revois discuter avec ma mère, toutes deux descendantes de peuples très différents, et néanmoins unies dans leurs conditions. Avec les filles, nous partagions les revues de l’époque. « SLC salut les copains » et « Podium » nous racontaient les vies de Cloclo, Ringo et Sheila, les Rubettes et leur « sugar baby love ». La vie sentimentale du beau Mike Brandt n’avait pas de secret pour nous, ni le hit-parade du samedi écouté sur des transistors grésillants.

Monsieur et Madame Sautron étaient des descendants de la petite paysannerie française qui avait tenté sa chance dans les colonies au 18e siècle. Ceux-là cultivaient eux-mêmes leur lopin de terre dans le cadre d’une difficile économie de subsistance. Contrairement aux caricatures, ils n’exploitaient pas d’esclaves, la possession de ceux-ci étant le fait des grands propriétaires terriens, souvent descendants des fils cadets de la noblesse, partis faire fortune outre-mer en raison du droit d’aînesse.  

 

Ces « petits blancs », que sur mon Caillou on nomme les « yabs » ou les « habitants », étaient de condition modeste, pour la plupart catholiques. Beaucoup se sont progressivement installés en ville.  Nous suivions baptêmes, premières communions et communions solennelles et, en enfants, étions ravis à chaque fois de déguster les dragées généreusement partagées. De temps en temps, j’allais manger un bout chez eux. Comme chez beaucoup de gens à l’époque, même en ville, la famille élevait quelques poulets ou lapins. Le bout de jardin était bien tenu, l’intérieur propres et soigné. Les portraits du Christ et de la Vierge Marie trônaient en bonne place dans le salon. Comme chez tout créole qui se respecte, il y avait toujours un peu de riz, des grains (zaricots blancs, zaricots rouze, gros Pois), un ti peu rougail tomate ek un morceau la morue ou une boîte de “Pilchard” (les mots me viennent en créole mais le lecteur comprendra). Il y avait aussi en évidence sur la table de la cuisine une bouteille de rouge : Ain Kader, Kiravi, des vins de chantier, presque d’un autre temps.

Un jour les parents Sautron ont décidé d’aller s’installer en métropole. Michel Debré, ancien Premier ministre et député de la 1ere circonscription avait eu la lumineuse idée, sans aucun doute pleine de bonnes intentions, de créer le fameux BUMIDOM (BUreau pour le développement des MIgrations dans les départements D’Outre-Mer). Voilà donc, curieux paradoxe, ces citoyens français encouragés à migrer, pour beaucoup, vers la terre de leurs ancêtres, quittée deux siècles auparavant… Les “migrants” donc trouvaient des places d’ouvriers à l’usine. Certains revenaient au bout de quelques années, d’autres réussissaient à s’adapter, faisant fi du climat et du statut de français de seconde zone qui leur était la plupart du temps assigné. Je me souviens de J., un autre voisin, revenu au bout d’une dizaine d’années, et dont l’expression favorite était “je m’en fous éperdument” les soirs où il avait un peu forcé sur le rhum. 

Monsieur et Madame Sautron avaient alors la quarantaine bien entamée. Il faut mesurer le courage nécessaire pour tenter sa chance à cet âge, à des milliers de kilomètres de chez soi, avec des enfants à charge. Nos voisins, compagnons de tous les jours, sont donc partis, pleins d’espoir, remplis du rêve d’une vie meilleure et de perspectives pour leurs enfants. Je crois me souvenir que mes frères les avaient accompagnés à l’aéroport. A l’époque « partir en France » relevait d’une expédition. Le jour du départ, des dizaines de personnes (j’exagère à peine) accompagnaient les voyageurs à l’aéroport et les saluaient du balcon jusqu’à ce qu’ils embarquent dans l’avion.

De ce jour, je ne les ai plus revus, ayant de leurs nouvelles de loin en loin par mes proches. Leur installation dans la région Lyonnaise a été plutôt réussie, et Madame Sautron avait tout récemment fait une sorte de voyage d’adieu : aux gens, à son ile, à sa ville, à son quartier.  Il me reste le souvenir, la gratitude et l’héritage de cette solidarité en paroles et en actes, de cette gentillesse simple, discrète et courageuse, qui aidait à supporter les petites et grandes peines, en espérant des jours meilleurs. 

Dans son labeur de tous les jours, il arrivait que Madame Sautron perde patience. Eduquer ses enfants, faire le ménage, préparer à manger, surveiller les devoirs, laver le linge à la main, le repasser, tout cela demandait une énergie surhumaine. Alors, certains jours, cette dame croyante sans bigoterie, confiait son désespoir au Ciel en implorant à la cantonade « Mon Dieu Seigneur Marie Joseph la Vierge Marie quoique lariv à moin aujourd’hui ». On l’entendait dans tout le pâté de maisons. Je m’en souviens et je l’entends encore. Je n’ai pas de pratique religieuse, mais cette sorte de prière ne m’a jamais quitté. Et à mon tour depuis toutes ces années, je me prends plus d’une fois à la répéter, la transmettant même à mes enfants.

Alors, à toutes ces divinités mille fois implorées, s’il vous plaît, si vous m’entendez « Mon Dieu Seigneur Marie Joseph la Vierge Marie », prenez soin de Monsieur et Madame Sautron. Ils n’ont fait que du bien sur cette Terre.

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