Mémoire de l’esclavage

Au long de mes pérégrinations estivales, j’effectuai récemment une visite inopinée au Mémorial de l’abolition de l’Esclavage à Nantes.

Il s’agit d’un monument remarquable, pour lequel Il faut remercier la Mairie de Nantes, dont son ancien maire et Premier Ministre Jean-Marc Ayrault, les associations, universitaires et tous ceux qui ont permis de construire ce lieu, quai de la Fosse.

Nantes est la principale ville française impliquée dans la Traite des Esclaves, ce qu’on a appelé le commerce triangulaire (cf. les chiffres globaux dans la 1ere photo ci-dessus). Le site internet de ce mémorial est : Mémorial de l’abolition de l’esclavage – Nantes (mémorial .nantes.fr). En complément, au château des ducs de Bretagne, qui s’appelle aussi Musée d’Histoire de Nantes, une des thématiques principales est celle de la traite atlantique et de l’esclavage. « De par ses collections et le travail historique mené sur cette thématique, le musée est reconnu au niveau international comme site de référence. » Source : site internet chateaunantes.fr. La traite atlantique et l’esclavage – Château des ducs de Bretagne | Musée d’histoire de Nantes (chateaunantes.fr)

Pas de grands discours sur ce sujet qui me tient particulièrement à cœur, mais quelques réflexions rapides, complétées par un échantillon de photos prises in situ.

J’ai coutume de dire que nous pensons d’abord à partir de nous-mêmes, puis au-delà de nous-mêmes, et parfois contre nous-mêmes.

Ma première mémoire est celle de l’esclavage transatlantique. Comment l’expliquer ? Ni moi, ni ma famille proche ou éloignée, ni mes ascendants ne sommes directement concernés par celle-ci. Quoi alors ? C’est en réalité assez simple. Enfant, quand ma mère devait se rendre à son travail, elle me confiait à une nourrice. Elle s’appelait Amalia. Dans mon souvenir elle est douce, patiente et calme. Elle était plus que tout aimante et veillait affectueusement sur les quatre garçons turbulents que nous étions. Je l’ai revue des années plus tard, vers la fin de sa vie, sur le pas de sa porte non loin de chez moi. Elle avait conservé cette espèce de sérénité qui l’habitait. Elle était noire, descendante d’esclave, originaire probablement du Golfe du Bénin.

Plus tard, à l’école, sur les terrains de foot, j’étais entouré d’enfants noirs. Eux aussi descendaient des esclaves venus de la même patrie qu’Amalia, ou alors des côtes du Mozambique. Ils étaient meilleurs que nous au foot et  infligeaient des raclées à nos classes de petits-bourgeois. On disait d’eux qu’ils avaient « sept peaux » tant ils étaient durs au mal et se relevaient tout de suite après la chute. Il y avait sans doute une part de stéréotype dans cette expression mais pour moi elle témoignait des souffrances que leurs ancêtres avaient endurées.

A peu près à la même période, je découvrais la politique dans les discussions familiales, dont l’écho des luttes du Tiers-Monde et des damnés de la Terre. Après la fièvre quasi-mondiale de Mai 1968, les Jeux Olympiques de Mexico furent une formidable tribune pour les athlètes afro-américains et africains. La revue Jeune Afrique y consacra alors un numéro spécial dont nous disposions à la maison. Tommy Smith, John Carlos, Bob Beamon, Jim Hines côté US. Kipchoge Keino, Amos Biwott, Abebe Bikila, Sounkalo Bagayogo côté Afrique. Ces noms et bien d’autres sont restés dans ma mémoire. Ils portaient sur la scène sportive et politique internationale le combat des Noirs contre la discrimination et revendiquaient la place centrale de leurs luttes. C’est donc ainsi que mes premières indignations, et partant, mes premières joies et victoires furent celles liées au destin contemporain des afro-américains et afro-descendants, ainsi qu’à leur histoire.

Je rencontrai dans ces événements ma première mémoire, qui me reste jusqu’à ce jour centrale. Elle n’est bien sûr pas exclusive et j’ai découvert progressivement d’autres mémoires. Que nous le voulions ou non, que nous le déplorions parfois, celles-ci habitent le monde, nos passés respectifs, nos façons différentes, et parfois antagonistes, de vivre le présent, nos luttes et utopies, le sens que nous donnons à nos vies, nos façons de nous projeter dans l’avenir.

En ce sens, le parcours proposé par le mémorial me semble incontournable pour qui veut comprendre et construire. Il énonce des faits, rapporte des prises de position et des émotions. Last but not least, il énonce la possibilité d’une reconnaissance et d’un partage des mémoires.

Précision : toutes les photos ont été prises sur le site du Mémorial. Le lecteur voudra bien pardonner leur caractère perfectible…

Situé le long de la route et juste au-dessus du niveau de la Loire, le Mémorial n’est pas repérable au premier abord le long du Quai de la Fosse. Il est d’abord constitué d’une large esplanade. Au bout de celle-ci, quelques marches d’escalier conduisent le visiteur le long d’un quai à quasi-hauteur de la Loire.

Sur l’esplanade, la plaque initiale rappelle les ordres de grandeur connus à ce jour : 27 233 expéditions organisées à partir des ports Européens, 12 millions et demi d’hommes, femmes et enfants déportés. Pour la seule ville de Nantes, 1 800 expéditions ayant abouti à la déportation de plus de 550 000 personnes.

Le visiteur pressé pourrait rater les plaques scellées dans le sol. En y regardant de près, on s’aperçoit qu’elles reprennent le nom des navires négriers. Les choix interpellent et témoignent entre autres de la banalité du fait à cette époque. Ci-après donc quelques exemples sur lesquels chacun réagira à sa façon. Pour moi cela ressembla à quelque chose comme des crampes à l’estomac. Les plaques photographiées représentent une petite partie de celles présentes sur site, les montages sont de l’auteur de ces lignes.

On se demande alors comment une telle légèreté, ou un tel cynisme, dans le choix des noms a pu être possible. On prend bien garde à essayer de ne pas tomber dans l’anachronisme, si tant est que cet argument soit recevable à propos de l’esclavage. Et on trouve une esquisse de réponse chez l’Abbé Grégoire, définitivement homme à la conscience universelle.

 

Alors que fut – il fait et que reste-t-il à faire pour que cessent le mal et sa banalité (H. Arendt) ? Victor Schoelcher, Olympe de Gouges, les Quakers britanniques, Toussaint Louverture et quelques autres, eurent le courage de leurs idées.

La loi suivit heureusement, en France et dans le monde entier. Décret d’abolition de 1848, Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1948, reconnaissance par l’Assemblée Nationale française de l’esclavage comme crime comme l’humanité.

Que ressentent jusqu’à aujourd’hui ceux pour qui la mémoire de l’esclavage et le combat pour l’égalité sont constituants ? Aimé Césaire, Derek Walcott, Franz Fanon ou Martin Luther King. Mention particulière à la contribution, faite de mots simples et concrets de ce que signifie « être sous le joug » par mon ancien professeur Axel Gauvin.

Alors pourrait-on se dire « à quoi bon évoquer ces chapitres sombres de notre histoire ? Jusqu’à quand remonter dans le temps ? Sur quelle surface de la terre doit-on se focaliser ? Mais on n’en finira jamais ! Mais tout le monde a fait la même chose ! Et puis il y a eu aussi un côté positif »…Faut-il des réparations ? Et si oui doivent-elles financières ou symboliques ? Quelles peuvent être les conséquences sur l’histoire enseignée à l’école et sur les politiques publiques ? Autant de questions auxquelles il n’est pas facile de répondre simplement, tant chacun parle à partir de lieux, d’histoires personnelles et collectives différentes voire antagonistes, et tant les réactions sont épidermiques, comme s’il s’agissait de la survie de chacun.

Sans entrer dans les arcanes du droit international sur ce qui distingue un génocide, d’un crime contre l’humanité, d’un crime de guerre ou d’un crime d’agression, une voie pourrait être dessinée. Paul Ricoeur, dans une conférence donnée rue Puteaux au début des années 2000, prononça ceci : « chaque génocide est unique ». Cette réflexion formulée extrêmement simplement constitue pour moi une réponse à la mise en concurrence des mémoires, qui peut s’avérer désastreuse. Et pour y échapper, le chemin pourrait être celui de la reconnaissance réciproque et du partage, pour pouvoir apprécier la beauté du monde, nous dit Edouard Glissant dans une admirable synthèse, à laquelle j’adhère entièrement.

 

Voilà c’est tout pour aujourd’hui ! Salut à tous et take care !

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