Bifurcation…

Je ne vous ai pas souhaité la bonne année, mais le coeur y est.

2020 nous aura marqués, 2021 nous apaisera peut-être…même si les premiers échos n’incitent pas forcément à l’optimisme…

Au milieu de la marche chaotique du monde, je vous propose une bifurcation musicale et poétique sur une chanson / poésie d’outre-mer, histoire de ne pas trop éprouver la dureté des temps. Vous verrez qu’elle porte sa part d’universalité.

Liminaire : sur la traduction et la langue créole

Grand lecteur de littérature étrangère (Amérique du Sud, Portugal, Espagne, Italie, Japon, Grande-Bretagne, Russie essentiellement) je me suis beaucoup intéressé au phénomène de la traduction. J’en suis venu à penser que le traducteur a une part presque aussi importante que celle de l’écrivain pour rendre la magie d’un texte, tant est difficile l’exercice qui consiste à restituer la portée d’un mot, d’une expression, d’une phrase dans un univers culturel et symbolique autre que celui de l’auteur.

Je pensais donc depuis longtemps traduire des textes du créole réunionnais vers le français. Dans le cas d’espèce, l’exercice peut paraître paradoxal : le créole réunionnais est issu du français parlé dans l’Ouest de la France par les premiers installés sur ce coin de terre au milieu du XVIIè siècle. Il a servi de souche aux créoles parlés à l’Ile Maurice et aux Seychelles.

Son vocabulaire intègre donc de nombreux termes issus du normand et du gallo, du lexique de marine – enrichi progressivement par des éléments venus du malgache, de l’indo-portugais et du tamoul (~Inde du Sud). Parlé par la quasi-totalité des réunionnais, reconnu comme langue régionale (il existe même aujourd’hui une agrégation de créole), il est pratiqué à l’école primaire en parallèle du français. Il a développé ses expressions propres, ses accents, l’utilisation détournée de mots de vieux français, et se déploie dans un univers culturel à la confluence de la France, de l’Afrique, de l’Inde, de la Chine, et de tant d’autres mondes. Sa transcription fait l’objet de plusieurs propositions récentes, aucune ne s’étant imposée à ce stade. Celle que vous trouverez ci-dessous est donc …la mienne !

Liminaire-bis : sur le maloya (où il est quand même question de politique…)

Longtemps la musique réunionnaise a été caractérisée par le séga, genre musical courant aussi à l’Ile Maurice, Rodrigues, les Seychelles et les Chagos. Basé initialement sur le quadrille dansé par les propriétaires des plantations, il s’est progressivement autonomisé, enrichi par la façon de jouer des musiciens d’ascendance africaine. Il reste aujourd’hui très populaire, symbole d’une population fortement métissée, malgré la montée en puissance du maloya.

Au contraire du séga considéré comme inoffensif politiquement, le maloya passait jusqu’aux années 70 comme subversif, car directement venu d’Afrique avec les esclaves, et témoignant donc d’une part, du passé esclavagiste de l’île et, d’autre part, de son lien à l’Afrique. Pratiqué clandestinement, combattu par le pouvoir, il était marginalisé en tant que manifestation culturelle contrariant la politique d’assimilation voulue par Michel Debré, député de l’ile et leader de la droite locale. Jusqu’au mitan des années soixante-dix, il était interdit dans les faits, les concerts timides étant la plupart du temps interrompus par l’intervention de la gendarmerie.

Dans un contexte de luttes, menées essentiellement par le Parti Communiste, incluant des cathos de gauche et des prêtres ouvriers proches de la théologie de la libération, le maloya, enraciné dans l’histoire de l’esclavage, fut le vecteur musical des combats contre l’omnipotence du pouvoir central, pour la justice sociale, la conquête de l’autonomie politique, la légalité des élections, la reconnaissance des spécificités culturelles, la commémoration officielle de l’abolition de l’esclavage (20 Désamb’), l’émancipation, le féminisme et la fraternité.

La mémoire chantée par le maloya est porteuse de combats politiques mais ne s’inscrit pas dans des conflits entre peuples. Elle n’entre pas en concurrence avec d’autres mémoires. Elle dit, en un lieu donné, les combats menés pour l’émancipation, sans cesse renouvelés, pour la dignité des peuples et des individus. S’ancrant dans une histoire partagée, elle est vivante, se renouvelle en permanence dans de nouveaux combats (changement climatique, écologie…) et nouvelles influences (rap, reggae, jazz, musique celtique…), ouverte aux histoires et aux sons venus d’ailleurs. Elle se partage avec tous et, à l’instar du blues et du jazz, peut être interprétée par tous.

A titre personnel, je revendique des attitudes de combat dans le domaine social et démocratique. Si je m’intéresse aux questions d’identité et de discrimination, je ne suis pas partisan d’une concurrence des mémoires, mais d’une reconnaissance réciproque et d’un partage, comme contributions à une histoire et à un chemin communs vers la libération et la réconciliation, sur Terre pour ceux qui ne croient pas et dans un possible au-delà pour ceux qui croient.

Le maloya a été inscrit au patrimoine immatériel et moral de l’UNESCO en 2009. Son ambassadeur le plus connu est Danyel Waro, ancien objecteur de conscience emprisonné à Rennes en 76/77, sympathisant des causes bretonnes, corses, basques, anarchistes. Aujourd’hui régulièrement en tournée sur les scènes de l’Hexagone et du monde, le « kaf blanc » (un peu comme Johnny Clegg le « zoulou blanc ») poursuit un combat pour la reconnaissance, sur des problématiques collectives (la terre, la langue, l’identité, le métissage…) portées musicalement par des rythmes dynamiques, percutants, exaltés.

Sur le poète Alain Peters et la chanson « RES LA MALOYA »

En contrepoint et sans opposition, l’univers d’Alain Peters, influencé lui aussi par le maloya, est sans doute plus intimiste. Centré sur la vie quotidienne des petites gens, entre ruralité et vie citadine, mais aussi sur les tourments de l’âme, la solitude, l’incommunicabilité, la mélancolie et la difficulté de vivre, disant la singularité des cheminements individuels. Inspiré par le blues, l’électro-rock et le maloya, son univers ressemble à celui d’un poète maudit cherchant désespérément sa place dans ce monde, trouvant refuge dans les paradis artificiels, et chaleur dans son Maloya.

Alain Peters a vécu à l’Ile de la Réunion, d’un père originaire de l’Ile Maurice et d’une mère réunionnaise. Initié très tôt à la musique par son père, il est membre de plusieurs groupes dès l’adolescence et écume les bals du samedi soir. S’inspirant du maloya et de la poésie locale, il est influencé musicalement par les Beatles et Jimy Hendrix. Capable d’une grande activité créatrice, il souffre cependant d’une addiction à l’alcool, qui l’oblige à de fréquentes cures de désintoxication, jusqu’à sa disparition prématurée en 1995, à l’âge de 43 ans.

Il sera reconnu de son vivant au niveau local et par l’univers de la world music (Loy Ehrlich par exemple). Après sa mort, il sera découvert et repris par de nombreux artistes de l’Hexagone (le groupe Tue-Loup, Moriarty, Sages comme des sauvages notamment) et internationaux (l’anglais Piers Faccini, la brésilienne Mart Nalia). Le grand Bernard Lavilliers a fait une magnifique adaptation de « Res la maloya » sur son album « Baron samedi ». On pourra écouter ici une belle émission que lui a consacré Arte : Alain Péters, le clochard céleste | ARTE Radio

Et enfin : la traduction tant attendue de « RES LA MALOYA » !

Alain Peters – Rest’la maloya – YouTube

Pierre Paul Zacque ek Zoseph
Karo pique ker samb tref
Te parti fait campagne
Pou chepa kel Charlemagne
Garroté dan in bel pagne
Grimp la-haut la montagne
Kom sel rezolision
Fann zot depitasion
Pierre, Paul, Jacques et Joseph
Caro, pique, cœur et trèfle tous ensemble
Sont partis en campagne
Pour je ne sais quel Charlemagne
Revêtus d’un beau pagne
Ils escaladent la montagne
Avec pour seule résolution
L’oubli de leurs déceptions
Zot té baign dans l’inkompréansion
Lété vréman total
Moun té ki di sa bana pas normal
Vautré si la plaz la réunion
Ou bien dan in cité béton
Kantité la morale zot té aval
Malgré zot figir lendomin coup de vent
Té vé voir quosa navé plus devan
Ils baignaient dans l’incompréhension
Vraiment totale
Les gens disaient voilà des gars pas normaux
Vautrés sur la plage à la Réunion
Ou perdus dans les cités de béton
Ils encaissaient toutes ces leçons de morale
Mais malgré leurs têtes de déterrés
Ils voulaient toujours avancer
Res la maloya, res la maloya,
Res la maloya, res la minm
Reste là maloya, reste là maloya,
Reste là maloya, reste tout près de moi
Mon ti momon gaté
Doulèr la di passé
Pou avoir fé a moin
Oui ton garçon Alain
Néna aussi mon fille
Tite Ananda Devi
La koni son papa
Si le marche lo plus en bas
Ma petite maman chérie
Qu’est ce que tu as dû souffrir
Toi qui m’a mis au monde, de me voir ainsi
Oui ton fils Alain
Et puis toi aussi ma fille
Ma petite Ananda Devi
Qui a vu son papa
Sur cette marche là tout en bas
Patou pa tou les zours
Moin lé té pou toué in bon soutien
Mi arkoné moin la fé plus de mal que de bien
Marco bon pé n’aurait pas pi faire
Sak toué la fé pou moin
Kan toué la ramasse a moin dan somin
Patou ma chérie il y eut trop de jours
Où je ne fus pas d’un grand soutien
Je l’avoue j’ai fait plus de mal que de bien
Marco mon ami peu de gens auraient fait
Ce que tu as fait pour moi
Quand tu m’as relevé, écroulé en pleine rue
Faut pas colle couplet ek lo refrain
Sans trop rode ki coté ça y vien
Ne collons pas trop vite le couplet et le refrain
Sans comprendre d’où tout cela nous vient
Res la maloya, res la maloya,
Res la maloya, res la minm
Reste là maloya, reste là maloya,
Reste là maloya, reste tout près de moi

Médité pas facile
Ban pensé pas docile
Faut lav bordaz péché
Rien que pou communié

Méditer est difficile
Toutes ces pensées indociles
Faut se laver du flot de ses pêchés
Pour simplement pouvoir communier
Pren pas ou pou gorille
Ou veut artrouv out l’ile
Pas trop martyrisé
Avec tout la di la fé
Qu’ils ne me regardent pas comme un singe
Je veux juste retrouver mon île
Espérons pas trop abimée
Avec toutes ces billevesées

Osi zordi mi vé bien
Essaye rale in kou si le refrain
Pa si tan borde lo rhum ek tout’ lo vin

En fait aujourd’hui je veux bien
Essayer de prolonger l’histoire
Le temps de mettre de côté le rhum et puis tout le vin
Mon Dieu aster na rien qou
Pou tire a moin dans ce mové trin
Mi prefer largue mon lame dan out la main
Mi konné pou moin sera difficile
Mais vi voudrai pi artourn l’asile
Mon Dieu il n’y a plus que toi maintenant
Pour me sauver de cette impasse
Je remets mon âme entre tes mains
Je sais que pour moi cela sera difficile
Mais je ne voudrais pas retourner à l’asile
Res la maloya, res la maloya,
Res la maloya, res la minm
Reste là maloya, reste là maloya,
Reste là maloya, reste tout près de moi

J’espère que vous serez aussi réceptif que moi à la beauté de ce texte et de cette musique, malgré les imperfections de la traduction…

Voilà pour cette bifurcation, probablement provisoire, mais nous avons parfois besoin de respiration.

A tous, prenez soin de vous, prenez soin du monde.


Salut, Salam, Shalom, Paix, Peace

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