Black Lives Matter : ne détournez pas le regard !

C’est sans doute l’effet de la colère : j’ai eu du mal à structurer ce billet. J’ai fini par le laisser un peu déstructuré… Je ne suis pas à l’école, je ne suis pas contraint par un plan ou un nombre de mots, j’écris comme je veux, je serai peut-être lu, peut-être pas, mais j’use de ma liberté d’expression et j’ouvre ma bouche.

Nos vies font nos idées (« d’où parles-tu ? »)

Je tends le billet de 50 francs. La caissière le prend, le regarde, le retourne. Elle ne me regarde pas. Elle appuie sur un bouton et parle dans une sorte d’interphone. Je lui demande s’il y a un problème. Elle ne me répond pas. Elle ne me regarde pas. Je dis : c’est mon père qui me l’a donné. Elle ne me regarde toujours pas et finit par lâcher : vous avez tous une excuse. Je crois comprendre, mais me refuse à comprendre complètement. Un homme arrive, échange quelques mots, que je n’entends pas, avec la caissière. Il s’en va avec le billet. La caissière regarde sa collègue. La queue se forme derrière moi et le copain qui m’accompagne. En face de moi, dans la queue de l’autre caisse, les gens regardent. Ils me regardent probablement. J’ai honte. Je ne vois pas ce que j’ai fait de mal, mais j’ai honte. Au bout de cinq minutes, l’homme revient. Le billet n’est pas faux. L’homme s’en va, il ne m’a pas regardé, ne m’a pas dit un mot. La caissière fait passer mes articles et encaisse. Ni bonjour, ni au revoir, pas un mot d’explication. Moi aussi j’encaisse. Pas la même chose disons. Mon collègue, blanc de peau, qui était dans le même lycée que moi quelques mois plus tôt, passe sans problème. On sort. Mon collègue est gêné, il n’y est pour rien, il me dit gentiment « s’il y avait eu un problème, je t’aurais dépanné ». C’était aux Galeries Lafayette à Rennes. Je vois encore où étaient les caisses. Je n’en veux pas à la caissière, ni à l’agent vérificateur. Je n’attendais même pas un mot d’excuse, quelques mots d’explication auraient suffi, après tout on peut comprendre qu’il y ait des tricheurs. J’avais 18 ans et c’est la première fois que je ressentais la suspicion. C’est la première fois que je sentais dans le regard de l’autre que j’étais noir. Que les deux étaient liés. Que l’on m’associe à un groupe, et que cette appartenance -supposée- fait de moi un probable tricheur. Ces choses se vivent et peuvent éventuellement se raconter. Les regards et non regards, les paroles et refus de paroles. Les secondes, les minutes qui s’écoulent lentement. Le regard des autres, la honte. C’était en Septembre 1981. Trois mois plus tôt, j’avais voté pour la première fois aux législatives, et le soir du 2e tour, je fêtais la victoire à la permanence d’un député de la République Française.

Quand j’ai découvert l’affaire Georges Floyd et cette histoire de suspicion de faux billet de 20 dollars, j’ai tout de suite pensé à l’incident que j’avais vécu. Bien sur les circonstances et conséquences ne sont pas comparables. Mais les ressorts sont-ils vraiment différents ?

Quarante ans plus tard, je discute avec mes enfants. Ils sont issus d’un père « racisé » et d’une mère blanche, catholique, enracinée. Si l’antériorité sur un territoire est un critère de légitimité, leur mère est beaucoup plus française que beaucoup de ceux qui font les beaux. Au passage, je suis français depuis beaucoup plus longtemps que beaucoup de ces faux-beaux. Mes filles sont « typées » comme on dit, elles ont « des origines » comme on le leur dit. Ceux qui sont « purs » ont d’ailleurs du mal à situer ces fameuses origines et les renvoient de façon quasi-systématique en Afrique du Nord. Je n’ai rien contre les Nord-Africains, mais je viens d’ailleurs, le monde est vaste vous savez ? Donc… Une de mes filles prend le Thalys à Bruxelles – retour vers Paris- pour un déplacement professionnel. Elle est accompagnée d’un collègue marocain et d’une collègue blanche. Les deux premiers se font contrôler, pas la troisième. Le contrôle est-il aléatoire ? Ou l’aléa répond-il à un critère non dit ? Je vous laisse répondre. Mon autre fille, un autre jour, prend aussi le Thalys. Aller-retour Paris-Amsterdam dans la journée. Au retour, la Douane monte dans le train. Deux personnes seulement se font contrôler dans la voiture : un homme noir et ma fille. Ils s’exécutent poliment bien sûr, ils connaissent les codes, surtout ne pas paraitre « agressif ». Contrôle aléatoire ?

Ces quatre exemples – j’y inclus celui, nettement plus dramatique de Georges Floyd aux Etats-Unis- sont des illustrations concrètes du délit de sale gueule ou délit de faciès. Egalité de traitement dans les textes, inégalité de traitement dans le réel. Je ne me plains pas, je ne me vis pas comme une « victime ». Je n’ai pas vécu ce que vivent les « racisées » en banlieue (d’ailleurs je ne viens pas d’une banlieue). Comment expliquer que deux adolescents s’enfuient quand ils voient la police s’approcher ? Sans doute pour la première de ma vie, je me suis senti en accord avec Rachida Dati. Les choses vécues façonnent votre pensée.

Ma vie est en très grande partie jouée, je suis plus proche de la sortie que de l’entrée, même si j’espère que la sortie sera la plus éloignée possible. Mais mes enfants commencent leurs vies de jeunes adultes et se posent des questions face à cette assignation qui dure. Pour leur éducation, leurs parents ont adopté la « ligne de crête ». Le choix de leur prénom s’est fait de façon simple : leur maman m’a dit en substance « tu renonces à beaucoup de ton histoire et de ta culture en vivant ici, je te propose que nos enfants aient un prénom musulman » (ou réputé tel). Ils ont aussi un deuxième prénom « chrétien ». Nous n’avons pas souhaité donner à nos enfants une religion, même s’ils ont une culture du fait religieux. Vivant ici, ils ont été de toutes les cérémonies religieuses : baptêmes, communions, mariages, enterrements, messes de la Toussaint. Ils vont régulièrement s’occuper de la tombe de leurs grands-parents maternels. Par principe, nous avons privilégié l’enseignement public. Deux d’entre eux ont néanmoins effectué une partie de leur scolarité dans l’enseignement catholique et ont suivi les cours de catéchèse (obligatoires). A côté de cela, ils prononcent régulièrement une formule religieuse musulmane avant de manger. Culturellement ce sont principalement des occidentaux, qui gardent une part de la culture de leur père, qui d’ailleurs est aussi principalement un occidental, qui garde une part de la culture de ses parents, qui eux aussi… (la « fidélité infidèle » de Derrida cela vous dit quelque chose ?). C’est peu dire que mes enfants vivent mal ce renvoi permanent à des origines réelles ou supposées, origines dont ils n’ont d’ailleurs pas à avoir honte. Ils maintiennent un lien avec le chemin de leur père et vivent tout cela de façon très sereine et très souple. C’est le regard des autres qui est difficile (imbécile ?). Notamment celui des flics.

 

Un pays raciste ?

Soyons sans ambiguité : je ne pense pas qu’il existe un racisme d’Etat en France. Rien dans la Constitution ne permet de le penser. C’est même le contraire qui est écrit. De même les lois obéissent aux principes d’égalité de tous. Des procédures de vérification (Conseil d’Etat…) et de contestation existent (QPC…) et peuvent être activées, certes de façon plus ou moins simple. Les contestations peuvent aller jusqu’au niveau européen (CEDH…). Les instruments de droit existent donc.

Mais on ne peut pas complètement dissocier les institutions des hommes qui les représentent, de la base au sommet. Quand on apprend qu’il existe sur des réseaux sociaux deux groupes issus des forces de l’ordre, d’environ 8 000 personnes chacun, qui tiennent des propos qui tombent sous le coup de la loi, on ne peut pas prétendre que le problème est marginal…

De même je ne pense pas que la France soit un pays raciste. Sinon la vie y serait tout bonnement impossible pour les personnes dites « racisées ». L’accusation injustifiée de racisme sur une personne est tout simplement infâmante. Lorsque cela a été nécessaire, dans la vie réelle, j’ai pris parti de façon claire et nette en affirmant que l’accusation de racisme était infondée.

Mais paradoxalement, le racisme est omniprésent en France. C’est bien sur le fruit d’une longue histoire, et je ne connais pas de pays qui échappe à ce fléau humain. Il prend des formes très différentes, qui peuvent aller de l’acte repréhensible selon la loi et sanctionnable en justice (par exemple une discrimination dans l’accès à un emploi ou à un logement) à la force du préjugé persistant, véhiculé par des influenceurs (essayistes, bateleurs cathodiques, faux historiens, etc. bardés de statistiques caviardées et drapés dans leurs indignations sélectives), des hommes politiques (ah cet homme africain qui n’est jamais entré dans l’Histoire…). Ou tout simplement par l’imaginaire collectif : combien de fois ai-je entendu au travail, de la part de personnes de haut niveau, qu’un « racisé » qui conteste sur un sujet professionnel le faisait en raison de ses origines ? Peuvent -ils imaginer que ses arguments sont recevables ou inversement qu’il soit… con ? Ce qui est curieux, c’est que l’attitude raciste peut ressurgir à tout moment, comme s’il était mis sous la table, et qu’un désaccord plus ou moins prononcé suffisait à le faire ressurgir. Enfin, ne systématisons pas, il est difficile d’avoir une mesure, mais pour le « racisé », l’impression persiste qu’il peut rapidement être mis au ban de la communauté nationale, renvoyé aux marges, ou à ses « origines ». Une sorte de sursis permanent partiellement « conjurable » par la démonstration non moins permanente de sa loyauté…

Je précise, à toutes fins utiles, que pour ce qui me concerne, je ne cherche pas à culpabiliser les « non racisés », qu’ils ne sont pas mes ennemis mais mes frères en humanité. Ma devise serait plutôt « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots » (Martin Luther King).

Sur un autre plan, je ne vois pas l’intérêt de renverser des statues. Je suis partisan d’une part d’une recherche historique qui dispose de véritables moyens -ce qui suppose l’ouverture de toutes les archives qui sont sans risque pour la sécurité nationale- et d’autre part pour une réconciliation des mémoires sans concurrence mémorielle. Chacun doit entendre la vérité de l’autre.

Pas de relativisme, pas de patience : les idéaux sont faits pour être atteints

Alors j’entends les arguments de ceux qui dénoncent à demi-mots les manifestations actuelles (USA, France, Grande-Bretagne, Belgique) et qui considèrent « qu’ils exagèrent », qu’il y a d’autres priorités, qu’ils divisent la République, qu’il y a d’autres façons de faire…Les Etats-Unis, ce n’est pas la France, là-bas c’est bien pire. Et puis le racisme existe partout dans le monde. Et puis en Chine et en Russie ils ne pourraient pas manifester comme cela. Dit autrement, en France ce n’est pas parfait, mais c’est pire ailleurs.

Je renvoie les personnes concernées à la formule (je cite de mémoire) d’Hannah Arendt : « ce qu’on l’on oublie trop souvent, c’est que le moindre mal, cela reste quand même le mal ».

Ce type de relativisme oublie un aspect central : nous avons proclamé les droits humains, et nous ne gênons d’ailleurs pas pour donner des leçons au monde entier, de façon assez sélective. Charité bien ordonnée commence par soi-même. Nous devons donc être en cohérence, ICI et MAINTENANT, avec ce que nous proclamons, sans le reporter à un horizon qui se déplace sans cesse. Il faut que l’égalité formelle se traduise en égalité réelle. Sauf à considérer que certains hommes sont plus égaux que d’autres, ce qu’il faudrait alors avoir le courage d’affirmer et d’assumer.

Je leur dis aussi que la critique sur la « division de la République » est mal venue de la part de ceux qui, méthodiquement, sabordent les constructions du Conseil National de la Résistance, ou se taisent.

Et je leur dis enfin une chose simple : « prends ma gueule, prends mon prénom et sors de chez toi. On en reparle dans un an. » Ils réaliseront ainsi combien notre vécu transforme nos idées (d’où parles-tu ?) et comment il est difficile voire impossible de contenir sa colère quand on vit et revit certaines expériences, comme l’avaient vécu vos ancêtres et comme le vivent vos descendants. Je connais beaucoup de gens de bonne volonté, dans des cercles différents. On discute souvent de façon conviviale. On prend parfois acte de nos désaccords, courtoisement. Ce qu’ils oublient tous, c’est qu’à la fin du repas, quand on sort dans la rue et qu’on croise un policier, le regard de celui-ci est différencié. Pour quelques exemples, le lecteur non pressé pourra parcourir ce petit recensement qui est loin d’être exhaustif…http://siddharta.fr/universalisme-24-indices-dassignation

 

Agissons car sinon il ne se passera rien : Black Lives really Matter !

Bref, il ne faut jamais ignorer la complexité du sujet. Mais il ne faut pas non plus noyer le poisson en créant une commission chargée de reporter la question aux calendes grecques. Alors, prenons position.

Non, la demande d’égalité et de dignité n’est pas un luxe pour des personnes à qui l’on conseille de se contenter de ce qu’on leur donne, d’attendre la main qui se tend, de penser d’abord à dire merci et de rester à la place qui est leur assignée.

Non car elles ont attendu depuis longtemps, malgré les promesses maintes fois reniées.

Non car elles ont répondu présent dans les moments décisifs que sont les guerres.

Non car elles viennent encore de répondre présent  au quotidien quand il a fallu prendre le métro sans masque pour sortir les poubelles, faire le ménage, livrer les courses.

Non car elles font ce pays au quotidien.

Oui, il faut mettre en cohérence la promesse d’égalité et la réalité concrète au quotidien

Oui, nous pourrons alors être un exemple pour le monde

Oui, il faut lutter en fraternité, Noirs, Blancs, Juifs, Arabes, tous et toutes, hommes, femmes, sans distinction de genre, de sexualité, de race supposée…Sans monter les uns contre les autres, sans rivalité mais en réconciliation des mémoires.

Oui, atteignons ensemble l’égalité et …vive la Sociale !

 

 

 

 

 

 

 

 

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