Qui philosophe aujourd’hui ?

Repérer les vraies lumières

La crise que nous vivons – sanitaire, économique, civilisationnelle – apporte un flot inépuisable de contributions dont les sociologues et historiens du futur pourront analyser les significations profondes et constater ce qui, au final, aura été marquant ou laissé une empreinte. Avant la crise, nombreux étaient ceux qui se targuaient de penser – c’est leur droit le plus absolu – souvent détenteurs auto-proclamés de vérités universelles et dont bien évidemment la libre expression était entravée, malgré leur omniprésence. Leur audience plus ou moins fabriquée, maintenue ou enterrée par la dominance médiatique était-elle méritée, à la hauteur des défis qui se posent à l’humanité ? Il fut un temps où les philosophes français occupaient le haut du pavé dans le grand commerce mondial des idées. La « French Theory », dans sa grande diversité, faisait le bonheur des étudiants américains, avec Deleuze, Foucault, Derrida et bien d’autres.

Il semble depuis qu’en France la thématique de l’identité – qui serait forcément malheureuse, la faute, je vous le donne Emile, à ces basanés qui veulent nous changer notre culture – soit celle qui intéresse le plus les plateaux télévisés, les journaux de droite voire d’une certaine gauche ou d’un centre qui se prétend humaniste, jusqu’à influencer les politiques publiques sur les migrations, la sécurité, l’urbanisme, la mémoire, etc. Ces thuriféraires de la pensée et de la dominance eurocentrées auront eu du mal à contester que les soignants montés au front et pour certains tombés au champ de bataille – pendant qu’eux se planquaient dans leur « confinItude » atrabilaire, les écouteurs greffés aux oreilles – auront été bien sur européens blancs, mais aussi d’ascendance camerounaise, pakistanaise, mauricienne, malgache, laotienne, libanaise, que sais-je encore. Et l’on s’aperçoit que de l’aide-soignant au professeur de médecine / epidémiologiste, on trouve de nombreuses personnes portant des prénoms « contraires à notre culture ». Tous ceux-là sont surement des exceptions échappées de leurs quartiers, de leur communautarisme putatif, et de leurs borborygmes primitifs…Passons mais ricanons bien fort !

Alors donc, après cette introduction sarcastique, où voulais-je en venir ? Eh bien voilà : qui pense (vraiment) aujourd’hui ? Ou plus précisément quels sont les penseurs dont les idées paraissent le plus à la hauteur des enjeux actuels et dont la pensée rayonne, je précise avant pandémie ? Difficile question bien sûr, toute réponse étant forcément contestée, et méritant de l’être. Donc en ces temps de confinement, essayant – mollement- de ranger, je suis tombé sur le numéro de janvier 2020 du « Nouveau magazine littéraire ». Cette honorable « institution » nous donne les résultats de son grand jeu concours !

Qui sont donc les « 10 philosophent qui influencent le monde…pour le meilleur et pour le pire » ? La seconde partie du titre est à mon sens malvenue car elle suppose de définir le meilleur et le pire, mais ne nous égarons pas trop.

Les grands gagnants sont : Jurgen Habermas, Judith Butler, Bruno Latour, Slavoj Zizek, Martha Nussbaum, Charles Taylor, Alain Badiou, Gayatri Chakravorty Spivak, John Searle, Kwame Anthony Appiah !!!

Deux français, Latour et Badiou, c’est pas mal même si ce n’est plus ce que c’était…Bizarrement, ce ne sont pas ceux dont on nous rebat les oreilles, XPTDR diraient les djeuns qui m’entourent !!!

Pour sélectionner, un peu de méthodo (et une pincée de subjectivité)

Alors je m’en vais vous dire un petit mot sur la méthodologie utilisée, qui est bien sur discutable, comme dans tous les classements. Je précise que l’on parle des philosophes vivants (donc pas de Ricoeur, de Girard ou de Rawls). Les journalistes ont écarté de leur enquête les « historiens, anthropologues, sociologues et psychologues » sans ignorer que certains philosophes retenus s’affirment aussi « philosophe du social » (Habermas, Latour, Taylor) ? Idem pour une figure comme Noam Chomsky, intellectuel le plus cité dans le monde, linguiste, surtout critique de la société et des élites US. Pas de place non plus pour les vulgarisateurs, les prêcheurs de développement personnel. Assez bizarrement à mon sens, le choix a été fait de ne pas intégrer de philosophes asiatiques, l’Extrême Orient étant encore vue comme terra incognita. Nul doute que cette approche évoluera d’ici quelques années.

Dans ce périmètre délimité, comment mesurer une audience ? En couplant plusieurs critères. 1) Critère central : la bibliométrie, i.e. les occurrences des noms des philosophes dans les citations et les notes des articles édités par les revues internationales les plus réputées en philosophie et en sciences humaines. La bibliométrie délivre des indices « internes » à la philosophie sur l’importance des uns et des autres. Les principales sources sont la base de données Scopus et le « Web of science ». Est aussi pris en compte le nombre de recherches sur le web. Ces ordres de grandeur fournissent des repères, 2) les philosophes cités par les philosophes 3) le palmarès des récompenses internationales en philosophie et sciences humaines, 4) les auteurs cités dans des références peu contestées : l’Encyclopaedia Universalis, l’Internet Encyclopedia of Philosophy, l’université de Stanford.

Et avec tout ça, on mélange bien et on sort du chapeau la liste indiquée ci-dessus, avec sa part de biais méthodologique et d’arbitraire.

Ont été positionnées à la frontière de cette liste des figures comme Souleymane Bachir Diagne, Achille Mbembe ou Kwasi Wiredu pour l’Afrique, Barbara Cassin, Jean-Luc Nancy, Jacques Rancière en France, Giorgio Agamben (Italie), Peter Sloterdjik et Axel Honneth (Allemagne), Dipesh Chakrabarty (Inde). Les plus jeunes attendront leur tour, à l’instar de Markus Gabriel (Allemagne) théorie de la connaissance, Timothy Morton (écologie), Vincent Delecroix (philosophie des religions), Corinne Pelluchon (condition animale, écologie), Paul Gilroy (rencontres civilisationnelles / Atlantique noir).

Lecteur pressé, quelques idées…en espérant que tu aies envie d’en savoir plus

Donc pour votre curiosité, et ma mémoire, quelques phrases sur les thèmes de prédilection de ces penseurs à audience mondiale. La plupart des informations ci-après proviennent de l’article du Nouveau Magazine Littéraire, mais pas uniquement. Je précise à toutes fins utiles, que je ne suis pas un spécialiste de ces philosophes, mais ai eu un aperçu de leurs travaux via de multiples interviews ou articles consistants, sauf pour John Searle que j’avoue fort humblement ne pas connaître (mais cela me fera un sujet supplémentaire de découverte). Je dis ici les choses de façon simple et rapide, un professeur de philosophie pouvant bien sur faire beaucoup mieux.

 

Jurgen HABERMAS (né en 1929, Allemagne). Dans la mouvance de l’Ecole de Francfort fortement influencée par le marxisme, il prône une démocratie fondée sur un consensus né de la discussion libre (éthique de la discussion) et dont la légitimité est assurée par la publicité des débats. Proche du Parti Social-Démocrate, adepte du pragmatisme philosophique, il prône le dépassement de l’Etat Nation dans une visée pro-Européenne et défend l’intégration des immigrés en échange du patriotisme constitutionnel (adhésion aux institutions démocratiques même s’ils gardent une identité culturelle propre). Il réfléchit aussi aux questions éthiques induites par les possibilités génétiques (PMA, etc.). Une référence : théorie de l’agir communicationnel, 1981.

Martha NUSSBAUM (née en 1947, Etats-Unis). « Rock star de la philosophie » aux US, Nussbaum s’élève contre l’homophobie, le statut illégal de la prostitution, l’interdiction du port de la burqa, la French Theory et le communautarisme. C’est une libérale de gauche attachée à la liberté de l’individu, elle considère que toute politique est une politique des émotions cherchant à exploiter les pulsions régressives du public, alors que la démocratie se doit d’inviter à en faire un usage éclairé. Adversaire farouche de Judith BUTLER, proche de Amartya Sen et de sa notion de « capabilité », qui prend en compte les situations culturelles et économiques individuelles. Elle porte un grand intérêt à la littérature car elle offre des expériences de pensée et défend les humanités contre l’hyperspécialisation technique. Une référence : The quality of life, 1993, avec Amartya Sen.

Alain BADIOU (né en 1937, France). Connu pour sa critique d’un ancien président de la République et ses positions politiques proches du communisme, ses travaux portent essentiellement sur les fondements ultimes de l’être et de la pensée, c’est à dire (le grand retour de) la métaphysique. Une référence : l’Etre et l’Evènement (98, 2006, 2018).

Slavoj ZIZEK (né en 1949, Slovénie). Influencé par le marxisme et la psychanalyse, il écrit aussi bien sur Mao, Robespierre (dont il fait l’apologie) que sur l’héritage libérateur du christianisme. Il se revendique d’un communisme critique mais se refuse à être socialiste et encore davantage multiculturaliste. Concernant l’accueil des réfugiés, il refuse l’approche humanitaire en lui préférant l’analyse des causes et dénonce l’opposition de certains musulmans aux droits des femmes et des homosexuels, caractéristiques des sociétés tolérantes. Non conformiste, provocateur, il considère que le philosophe est davantage là pour critiquer que pour fournir des solutions. Deux références : Robespierre : entre vertu et terreur, 2008. Plus direct : https://www.telerama.fr/idees/je-suis-comme-tous-les-gauchistes-defenseur-du-peuple-mais-fascine-par-les-stars-slavoj-zizek,143729.php, interview Télérama 13 juin 2016.

Judith BUTLER (née en 1956, Etats-Unis). Elle est l’incarnation du cauchemar de certains manifestants français qui fustigent la « théorie du genre » car elle est la figure initiatrice des « gender studies », renouvelant l’approche notamment de Simone de Beauvoir, selon laquelle nous nous sentons homme ou femme par la répétition de comportements (gestes, loisirs, vêtements) socialement construits. La référence récurrente à ses analyses, dans les débats autour de la famille et de la filiation, en font un personnage incontournable. Une référence : trouble dans le genre, 1990.

Gayatri Chakravorty SPIVAK (née en 1942, Inde). Traductrice de Derrida, elle fut ensuite celle qui consacra les « subaltern studies ». A la croisée du déconstructivisme, du marxisme, du féminisme et de la mouvance post-coloniale, elle dénonce la domination masculine et le féminisme occidental bourgeois, ce dernier prétendant s’exprimer à la place de femmes qu’elles ne connaissent pas. Elle est favorable au concept « d’essentialisme stratégique », recours provisoire aux catégories forgées par les dominants, par exemple pour permettre la reconnaissance de la situation spécifique des femmes racisées, en vue de leur émancipation. Elle est l’une des figures, mondialement reconnue, de la philosophie globale. Une référence : les subalternes peuvent-elles parler ? 1988, traduction française 2006.

John SEARLE (né en 1932, Etats-Unis) (1). A réfléchi essentiellement sur le langage et l’esprit. Pour faire simple, est ce que le langage décrit le monde ou notre esprit cherche-t-il à conformer le monde à nos mots ? Pour Searle, il semblerait que le langage ne se contente pas de décrire la réalité mais a aussi tendance à le transformer…Sur l’esprit, il définit le concept d’intentionnalité que j’ai du mal à bien saisir et donc à expliquer !!! Mais une des illustrations des conséquences de cette notion est que la capacité d’un logiciel à reproduire les règles d’une langue ne permet pas d’affirmer qu’il comprend cette langue, ce qui conteste la portée des sciences cognitives, assez à la mode aujourd’hui. Une référence : Liberté et neurobiologie, 2004.

Kwame Anthony APPIAH (né en 1954, Angleterre – Ghana). Entre Ghana, Angleterre et Etats-Unis, nourri de la philosophie analytique anglo-saxonne, il a réfléchi notamment sur l’éthique et l’identité. Il pense essentiel de définir celle-ci tout en estimant qu’elle peut être plurielle pour une même personne et que la vie en société est tout à fait possible entre des personnes d’identités différentes (notamment sur les critères de religion ou d’ascendance), sans que son unité en pâtisse. Il est ouvert aux religions, qui représentent une approche possible du monde et un facteur d’enrichissement. Il fut une des références intellectuelles de Barack Obama. Une référence : Pour un nouveau cosmopolitisme (2006).

Bruno LATOUR (né en 1947, France). Il s’est initialement intéressé, sur le terrain aux US, à la façon dont les scientifiques travaillent et donc construisent les vérités scientifiques. Il voit alors l’activité scientifique comme un système de croyances, de traditions orales et de pratiques culturelles spécifiques, pour partie dissociable des résultats de l’expérience. Il applique aussi cette démarche au droit en analysant les travaux du Conseil d’Etat. Il s’est progressivement intéressé au rapport de l’homme à la nature et à l’écologie, allant jusqu’à prôner la prise en compte des non-humains dans la Constitution ou dans un Parlement. Deux références : Face à Gaïa, huit conférences sur le nouveau régime climatique, 2015. Plus récemment : Où atterrir, comment s’orienter en politique ? 2017.

Charles TAYLOR (né en 1931, Canada). Le multiculturalisme, voilà l’ennemi (pour certains), tant il rime avec le communautarisme honni car anti-républicain et anti-universel !!! Et bien Taylor, influencé notamment par Hegel et l’Ecole de Frankfort a d’abord écrit sur l’identité occidentale moderne, qui est contradictoire et multiple, non réductible à un homo économicus. Dans la foulée, il déclare rester attaché à l’universel mais prend ses distances avec les politiques égalitaires. Il reconnait l’importance du facteur culturel, et considère qu’il est possible de concilier le besoin de reconnaissance de l’individu, porteur d’une culture propre, avec l’exigence de cohésion sociale, quitte à passer par des accommodements « raisonnables ». Le maintien de la capacité économique de l’Occident, à la population vieillissante, nécessite forcément un appel à des populations d’autres aires culturelles, impliquant des questions de vie en société à résoudre de façon pragmatique. Deux références : les sources du moi (1989). Multiculturalisme, différence et démocratie (1992).

Alors qu’est-ce que je fais maintenant ?

On voit donc bien en global les grandes thématiques abordées : le rapport à la nature/écologie, les questions de l’universel, du multiculturalisme et de l’identité, la démocratie, le féminisme, les rapports de domination, la crise multidimensionnelle (morale, économique, politique, environnementale), le rôle de la technique, ainsi que la métaphysique (le retour). Le lecteur comparera facilement avec la mauvaise soupe (bien rance ?) qui lui est servie ad nauseam…

Bon je pense qu’avec tout cela, vous avez quelques repères pour savoir « qui philosophe aujourd’hui ? » dans le monde. Un modeste équipement pour débusquer les faussaires, et surtout, surtout, l’envie de lire et d’en savoir plus. Car n’oubliez jamais : le lire est le propre de l’homme, et de la femme qui est son avenir, que je proclame avec Aragon, en m’inspirant de Ferrat.

A tous, salut, salam, shalom, paix, peace. Take care and stay inside for a couple of days !

  1. Une petite note de bas de page sur une distinction : analytique vs continental, quésaco ? De façon simplifiée, les penseurs anglo-saxons (US, GB…) sont les tenants de la « philosophie analytique » qui aborde les différents thèmes selon une approche quasi-scientifique visant à démontrer. Par opposition, les philosophes allemands et français sont classés au sein de la « philosophie continentale ». Ils se contenteraient d’énoncer sans prouver. Ce à quoi les continentaux rétorqueraient que les analytiques ne s’interrogent pas sur les présupposés de leurs raisonnements…Ces deux catégories sont quelque peu artificielles car elles incluent chacune en leur sein des approches très différentes. La philosophie continentale par exemple recouvre notamment le marxisme, l’existentialisme, la psychanalyse, le structuralisme, la déconstruction (et ses multiples avatars), etc. Envie d’en savoir plus ? Un petit lien « gentille prise de tête » sur le site « Projections » : https://revueprojections.wordpress.com/2015/08/24/philosophie-analytique-versus-continentale/

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