La vie aux temps du Corona (II)

Teasing : l’urbanisation galopante perturbe les écosystèmes, des animaux stressés se retrouvent en promiscuité avec des humains et leur transmettent leurs virus nanométriques. Les humains voyagent vite et transmettent la maladie. Taux de viralité et de morbidité inédits. Les malades graves sont nombreux. Ils sont difficilement pris en charge par des systèmes de santé affaiblis. Les gouvernants ne peuvent assurer la protection de leurs peuples faute de défenses adéquates (tests, masques, matériels, traitements…). Sursaut d’humanité et de panique, ils confinent des populations entières. Pendant ce temps, les soignants sauvent de leur mieux, les sans-grades assurent les fonctions vitales. La machine économique s’effondre. Le système a chuté seul, entraîné dans sa course folle. Ni tsunami, ni tremblement de terre ou montée des eaux. Pas une seule balle tirée. Pas de guerre mais une économie de guerre. Le grand marché est tombé sous l’effet de ses propres règles, de son hubris et de son aveuglement. Durement touché mais pas coulé, il reste méprisant et privatise les profits. L’Etat, réhabilité, limite les dégâts et socialise les pertes. Que va-t-il advenir ?

 

La vie aux temps du Corona (II)

Avec le clin d’œil renouvelé à Garcia Marquez, un grand salut fraternel à Luis Sepulveda, écrivain immense, au message universel, camarade de combat, parti trouver le repos dans le monde du bout du monde, nous laissant seuls avec l’ombre de ce que nous avons été. Mais grâce à lui, même vieux, nous lirons toujours des romans d’amour. Pensées aussi pour l’admirable combat du peuple chilien – dont il était – qui nous a montré l’exemple en 2019. Tristesse et espoir.

J+20 au moins

Nous pourrons dire que nous avons participé à un événement historique. Ce XXIe siècle nous avait déjà réservé des événements extra-ordinaires : deux avions de ligne sur deux tours-symboles, les assassinats de Charlie et de l’hypercasher, ceux du 13 novembre dans une salle de concert et à la terrasse des bars, un camion lancé sur des passants un jour de fête nationale sur un front de mer bondé. Et aussi cette vision de Notre-Dame de Paris dont la flèche s’effondre sous nos regards incrédules. A chaque fois, le même sentiment de sidération. Réaliser que l’impensable a eu lieu. Comparaison n’est pas raison dit-on mais c’est le même mot qui me vient à l’esprit actuellement. Sidération. Comment réaliser que nous ne sommes pas dans une fiction, mais dans la réalité tangible de nos vies, individuelles, collectives, ici, maintenant ?

Impuissants, notre peur et notre besoin de protection nous ramènent à un état de confinement, à notre cellule sociale élémentaire. Une cellule dit une base à partir de laquelle une vie se développe et se déploie. Mais dit aussi l’enfermement du prisonnier. Entendue sous sa dimension sociale, elle dit un ancrage et une projection vers l’extérieur en d’incessants allers-retours selon un temps choisi ou ritualisé. Je m’en vais, je sors, je me promène, je rencontre, je parle, je déjeune, je rentre, tu rentres quand, tu es où ? Ces mots n’ont maintenant plus tout à fait le même sens. Nous allons entre quatre murs et un toit, et par dérogation, vers l’extérieur, dans des conditions fixées par les autorités. La perception de l’espace disponible a changé, pour un temps sur lequel nous n’avons pas de prise. Sous un toit, la perception ne peut pas être la même pour tous. Pour certains il s’agit de s’accommoder, de trouver des aménagements, quand pour d’autres la promiscuité peut …confiner à l’enfer. On ne vit pas de la même manière dans 2 ou 6 pièces disponibles. La possibilité de s’isoler et de se retrouver aide à supporter. Suivre les devoirs des enfants sur un ordinateur est certes contraignant mais révèle déjà un capital social, qui souvent va de pair avec l’espace disponible… Le téle-travail concerne 30 à 40% des travailleurs, les autres n’ont pas d’autre choix que de prendre des risques et de sortir braver le danger, la peur au ventre. En d’autres mots, quand certains peuvent méditer, d’autres sont au bord de la crise de nerfs et de la violence. Les ressources incertaines prolongent le quotidien dans cet enfer de la subsistance. Enfin, il faudra sans cesse le répéter, certains n’ont pas de toit…condamnés à l’errance.

Dans certains milieux sociaux ou professionnels, on oublie que la première préoccupation de l’immense majorité de la population est de gagner sa vie, très souvent au jour le jour, y compris dans les pays occidentaux. Méditer, réfléchir au monde d’après, débattre, polémiquer, relativiser, commenter, créer, penser à sa socialisation, tout cela relève d’un certain confort voire d’un luxe. Et ce luxe ne serait pas possible sans l’armée de l’ombre, le lumpen prolétariat des livreurs, caissiers, magasiniers, préparateurs de commandes, routiers, femmes ou hommes de ménage. Les derniers de cordée, les invisibles, ceux à qui un bonjour est moins facilement accordé qu’un temps partiel subi et payé au lance-pierre…

Au centre de l’attention, la profession médicale est aujourd’hui acclamée. Devra-t-elle se défendre et revendiquer lorsque la tempête sera passée ? Les gestionnaires et leurs indicateurs de performance excellisés retrouveront-ils omnipotence et arrogance ? Ou le pouvoir comprendra-t-il que nos vies comptent davantage que leurs profits ? Il m’est d’avis qu’il aura besoin d’un rapport de force virulent. Méfions-nous des tentatives d’endormissement et de la moraline télévisuelle.

Au fait, de ma fenêtre, les joggeurs se sont faits plus rares, et les couples doivent promener leurs chiens dans d’autres rues.

Sinon, perso, ça va plutôt bien jusqu’ici. Pas sorti depuis le 2e jour de confinement. Mon bullshit job structure mes journées, je m’habille presque as usual et lis beaucoup pendant mes conf calls. Confiné avec trois femmes, je résiste en bon vieux macho (second degré) aux assauts répétés du féminisme écologique anti-patriarcal, qui n’a pas réussi à me mettre aux fourneaux, mais quand même obtenu une corvée d’aspirateur un dimanche matin (exhausting). Merci aussi aux âmes bienveillantes qui m’envoient des photos et vidéos divertissantes, l’humour au temps de WhatsApp ça fait du bien ! Reminder : la saison 5 du Bureau des Légendes est lancée, et on a revu la belle Nadia El Mansour…Reminder bis : l’intriguant Messiah, qui vaut bien quelques heures de confinement. Mise à jour /teasing : le décapant « Dérapages » sur Arte avec Eric The King (Cantona).

 Et la politique bordel ?

Difficile de regarder complètement ailleurs quand on a été nourri au biberon de la politique (prends ça, assignateur identitaire, sans rancune) …

Je le redis : je ne crois pas à l’homme providentiel et n’ai donc pas besoin d’un Président de la République qui fasse autre chose que d’inaugurer des chrysanthèmes. Mais les institutions étant encore ce qu’elles sont (vivement la VIe), tout le monde se retrouve devant son poste de télé, pour savoir ce qu’il a décidé (pas moi, une dépêche AFP me suffit). L’Oracle va parler, parle, a parlé. Records d’audience battus. Absurdité de la situation, un homme prend des décisions qui engagent la Nation, en prétendant s’appuyer sur des avis d’experts. Foin de délibérations collectives et/ou de transparence dans les mécanismes d’analyse et de décision. Il prétend « assumer », notamment d’avoir maintenu le 1er tour des municipales. Je ne sais pas ce que cela signifie puisqu’il est (pénalement) irresponsable et ne risque rien. Une sanction électorale ? Ne nous leurrons pas. Même s’ils font le dos rond en ce moment et jouent l’humilité des Tartuffe, ses partisans veillent en grain. Deux ans ça laisse encore du temps avant les élections. Et la mécanique, ralentie actuellement, se remettra en route. Les faiseurs d’opinion, même moins vaillants, un peu honteux, reprendront du poil de la bête. Ils ont fait (et sont) le pouvoir en place, ses idées, ses intérêts, ses zélateurs. Ils sont de la même caste et veulent amener le pays dans leur direction. Celle qui depuis 30 ans, sur un rythme égal, et depuis 3 ans sur un rythme accéléré, a appauvri : l’hôpital public, l’enseignement, la recherche, la police, la justice, les transports, la protection sociale, l’assurance chômage, l’aide sociale à l’enfance. Visant directement tous ceux dont on constate sans doute possible qu’ils sont indispensables à la société. Au motif que cela coute un « pognon de dingue » et que le privé est plus efficace avec sa fumeuse concurrence libre et non faussée. Au fait vous avez vu comment les start-uppers sont devenus silencieux ?

Notez que la question identitaire a disparu des radars, à part quelque réactions primaires sur ces sauvages qui ne respectent pas le confinement, avant que l’on s’aperçoive que confinés à 5 ou plus dans un 30 m2 ça rend fou, et que la Seine Saint Denis – c’est de la bombe bébé – paye un lourd tribut au virus… Le maléfique Z. de CNews s’est fait filmer par un facétieux : « alors monsieur Z. on est au chômage technique ? » … J’avoue que j’ai ricané, bien sarcastique.

Je ne m’étends pas sur la gestion de la crise par le pouvoir. Il parait évident qu’il y a eu des retards à l’allumage, de gros râtés, des mensonges, des décisions incompréhensibles (faire voter un dimanche, décider le confinement le samedi soir avec date d’effet au mardi midi…). La ligne de défense est connue : c’est une catastrophe, personne n’aurait fait mieux (8 anciens ministres de la Santé le disent, y compris celui de la canicule de 2003, celui-là même qui posait en Lacoste dans son jardin ensoleillé…). C’est oublier qu’une pandémie était prévue depuis le début des années 2000, avec des plans d’action associés et les moyens clairement identifiés et que d’autres pays avaient accumulé de l’expérience (le Vietnam par exemple). C’est oublier que, par exemple, même au niveau des grandes entreprises, des plans de continuité d’activité sont testés tous les ans (Recovery Disaster Plan) …

Bref ils peuvent dire ce qu’ils veulent, la confiance n’est plus de mise, qu’importe l’accusation de populisme. Un héraut du libéralisme qui parle de planification des services et produits vitaux, c’est comme Benjamin Griveaux se proclamant romantique… Mieux vaut entendre ça que d’être sourd.

Un monde nouveau au jour d’après ?

Le choc est tellement grand qu’il est permis de tout remettre en question, de fond en comble. Le champ est immense et la tâche pourrait paraitre incommensurable. Abordons en quelques aspects.

Mondialisation sur la sellette. La bestiole vient de Chine, les avions et les voyageurs par milliers les transportent. Les médicaments, les masques, les respirateurs sont fabriqués loin là-bas pour pas cher, tous ces transports consomment du carbone et dégradent la planète. Il faut donc remettre en cause la mondialisation. Attention discernement indispensable (1) ! Laissons aux Chinois, en l’occurrence ici leurs dirigeants, leurs responsabilités. Après tout ils choisissent leur modèle économique, social et politique et nous n’avons à mon sens pas de légitimité à leur dicter leur voie, notre prétention à l’universalisme leur apparaissant comme un moyen masqué de domination.

Pour autant, nous n’avons aucune obligation à confier nos productions à la Chine, au motif qu’ils produisent moins cher. Masques, médicaments, appareils …dans le domaine de la santé, mais tant d’autres choses dans les autres secteurs. La recherche permanente de la « compétitivité prix » est mortifère. Quitte à produire plus cher, produisons ce qui est stratégique, ou bien commun, en France ou au pire dans des pays européens. Mais pour cela il est indispensable qu’administrations, collectivités, voire entreprises privées aient les moyens d’acheter autrement. In fine, cela pose la question des budgets et des salaires, il faudra bien évidemment en reparler.

Alors bien sûr c’est compliqué, parce que les échanges sont réciproques et que, si nous achetons, nous vendons aussi à des pays qui produisent à faible coût. Les accords de l’OMC, censés fixer les règles qui équilibrent ces échanges, sont un échec patent. Et les traités de libre-échange signés par tous les gouvernements français n’arrangent pas nos affaires, les conditions de production (règlementation, coût du travail, etc…) pouvant être très différentes. Du soja brésilien, du bœuf canadien ? A votre bon cœur messieurs dames ! Tout cela apparait comme un marché de dupes. Je te vends, tu me vends, mais ma balance commerciale doit être excédentaire, et vice de Versailles. Au final le seul bénéfice semble être l’émergence d’une classe moyenne dans certains pays (Chine, Inde…), 10 à 15% de leur population, vues comme autant de parts de marché à conquérir.

« Aujourd’hui la mondialisation, ça ne marche pas. Ça ne marche pas pour les pauvres du monde. Ça ne marche pas pour l’environnement. Ça ne marche pas pour la stabilité de l’économie mondiale ». L’auteur de ces lignes n’est autre que Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, ancien conseiller de Bill Clinton et économiste en chef de la Banque Mondiale (2), pas vraiment un dangereux gauchiste. C’était en …2002.

Alors quoi d’autre ? Le patriotisme économique du sieur De Villepin, une dose de protectionnisme, des zones privilégiées de commerce entre pays de niveau économique et social équivalent ? L’Union Européenne, la zone Euro ? La tâche est ardue quand on sait que le principal partenaire commercial de l’Allemagne est…la Chine (3). Pourquoi pas une alliance France, Portugal, Espagne, Italie ? Une sorte de « mondialisation par morceaux » en fonction des biens et des services ?

L’écologie nouveau consensus bourgeois, et le social alors ? J’ai toujours regardé avec scepticisme l’engouement, confirmé ces dernières années, pour cette écologie omni-présente. Je sais que cela peut heurter. Je ne conteste pas l’urgence écologique, mais ma réserve porte surtout sur la méthode. L’affichage d’un volontarisme brutal tient trop peu compte des contraintes de ceux qui doivent produire, et qui ne roulent pas forcément sur l’or. Agriculteurs, petits métiers (dont on a tant besoin aujourd’hui), personnes isolées dans les territoires péri-urbains, sont forcément pollueurs (plus ou moins) et on n’a pas encore trouvé comment produire à la mesure des besoins de la société, ni comment faciliter la mobilité quotidienne, en polluant moins. Cette écologie punitive est à mon sens contre-productive. Et puis il y a celle des bobos des métropoles. La semaine, ils webmarkètent, ils peachent, font tourner leurs usines polluantes ou leurs serveurs qui attaquent la calotte glaciaire, décrochent des contrats, empochent les commissions et s’inquiètent des impôts « excessifs ». Aux vacances ils vont golfer sur des greens paradisiaques, prenant l’avion à tout va, se fichant pas mal de leur bilan carbone. Le week-end, baskets branchés, Canada Goose, verre de chinon bio et planche charcuterie / fromage avec les copains (ou brunch ou bo-bun c’est selon). Ils veulent rouler en vélo tranquille avec maman, s’inquiètent quand ils croisent un pauvre dans leurs quartiers (pas pour le pauvre, mais pour le quartier qui pourrait se dégrader). Cette écologie-là, qui privilégie le confort de vie des bobos, qui va de pair avec la « métropolisation », se moque comme une guigne du social. Et ça pour moi c’est no way. Que la planète soit protégée parce qu’il en va de notre survie dans un écosystème préservé, mille fois oui. Qu’elle le soit uniquement pour les privilégiés, c’est non, mille fois non. L’écologie oui, mais indissociable du social.

A la fin des fins, il faut toujours parler d’argent. Il parait qu’on n’en a pas, que les caisses sont vides, que « je suis à la tête d’un Etat en ruines » d’après un ancien premier ministres amateur de costards, etc. Foutaises. Un chiffre : en France l’épargne privée des particuliers est de l’ordre de 5 000 milliards d’Euros (je fais volontairement simple et je ne parle pas de celle des entreprises…). Alors qu’on faisait tout un drame pour une dizaine de milliards autour du financement des retraites, l’ampleur de la crise économique a permis tout d’un coup d’en trouver une centaine. Bien sûr par recours à l’endettement et l’intervention de la BCE. Mais tout d’un coup les fameux (fumeux ?) critères de convergence ont volé en éclats. Les propositions foisonnent : fiscalité à renforcer vis-à-vis des (très) hauts revenus et patrimoines (4), drône monétaire / monnaie hélicoptère (distribution directe d’argent frais par la BCE aux ménages sans passer par les banques, qui privilégient la spéculation financière), etc. (5). Si l’on s’en tient à la politique fiscale, qui dépend encore beaucoup d’un Etat, l’évasion fiscale pour la France, estimée à 100 milliards par an, peut être sérieusement diminuée (6). D’autres dispositifs (CICE, CIR) peuvent aussi être évalués (7). La contrepartie en termes d’emplois n’a pas été prouvée de façon convaincante. Je soutiens depuis longtemps que la dette publique est une construction. L’absence de recette en impôt se traduit par un déficit et le recours à la dette. En temps de crise, les mécènes et entreprises peuvent bien faire des dons et communiquer à fond là-dessus (regardez comme je suis généreux avec mes masques et mon gel) mais une imposition juste éviterait ce recours à cette charité ostentatoire et financerait des services publics de qualité. D’ailleurs les appels au don se multiplient et avec la meilleure volonté du monde, on ne peut pas donner partout. C’est le rôle de l’impôt de pourvoir à ces besoins légitimes dans le cadre de politiques d’intérêt général et de long terme. C’est bête comme chou de rappeler cette évidence. Contrairement à la propagande, il n’y a pas en France de fiscalité confiscatoire, dont l’allégement ferait comme par enchantement ruisseler l’argent des riches sur la main quémandeuse des pauvres.

Nous ne savons pas jusqu’où nous mènera cette crise, brutale et probablement durable. Jusqu’où pourra aller le soutien de l’Etat ? Et, sous son aimable mais indispensable pression, la bienveillance -jamais désintéressée- des banques et compagnies d’assurance. De toute façon, en dernier recours celles-ci appelleront l’Etat… et le contribuable. Nombre d’entreprises resteront sur le carreau (on parle de tout le secteur aéronautique). Que pourront les dispositions exceptionnelles, mettant de côté les règles sacro-saintes du marché ? Que va-t-il advenir ? Des Etats qui restaurent le marché ? Des citoyens qui disent non ou posent leurs conditions ? Le choc est énorme mais l’opportunité l’est tout autant.

S’en sortir ? Un détour par la pensée : Valéry, Girard, Rosa

Au sortir de la 1ere guerre mondiale, supposée « der des ders », Paul Valéry disait simplement « Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles » (8). Comme un présage de ce que nous vivons, quelques années plus tard, Jean Giraudoux ironisait « Les nations, comme les hommes, meurent d’imperceptibles impolitesses. C’est à leur façon d’éternuer …que se reconnaissent les peuples condamnés ». (9)

Ce thème de la chute de la civilisation, plus particulièrement de l’Europe voire de l’Occident est récurrent depuis, au moins, le début du XXe siècle. La contribution majeure souvent citée est celle d’Oswald Spengler « Le Déclin de l’Occident » paru en 1918 (10). Régulièrement, différents essayistes s’expriment autour du concept de civilisation, montrant la prégnance de celui-ci en ces temps troublés (Maalouf, Chevènement, Todd, …) (11). La dimension qui m’interpelle le plus est celle de l’hubris – entre « aires culturelles » et à l’intérieur de celles-ci – car elle me parait au fondement de la course/compétition permanentes pour la croissance.

Le philosophe catholique René Girard explique dans sa théorie du désir mimétique comment les hommes ont besoin de se comparer et d’être en rivalité / compétition pour la possession des objets – d’où le besoin de se comparer en permanence – et comment celle-ci peut déboucher sur la violence (12). Cette rivalité se généralise au groupe qui, cependant soucieux de la préservation de sa cohésion, se trouve un bouc-émissaire érigé en victime sacrificielle (mécanisme victimaire). C’est ainsi que Jésus et son « aimez-vous les uns les autres » est sacrifié, bouc-émissaire innocent, pour réconcilier des hommes rivaux et souder le groupe. Son message n’est pas (suffisamment) entendu et les hommes acquièrent au fil des siècles les moyens technologiques de leur propre destruction, rendant proche la fin du monde et l’avènement du Royaume de Dieu. Je simplifie bien sur une pensée complexe et soumise à la critique. Mais selon cette vision, il n’est pas possible de mettre fin à la rivalité /compétition et la seule issue est la fin de ce monde terrestre, pour l’avènement d’un autre monde (humm, les premiers disciples attendaient aussi la fin du monde imminente, qui n’est pas venue).

Intéressant, mais le risque serait une philosophie de la fatalité, acceptant l’ordre injuste du monde et consentant à le réparer à la marge, à le réformer. Et si l’on essayait quand même sur Terre, de domestiquer la rivalité /compétition, au risque d’une …révolution ?

Dans la lignée des penseurs marxistes et de l’idéal des lumières, et de leur visée émancipatrice, deux philosophes majeurs de l’Ecole de Francfort théorisent magistralement notre époque. Axel Honneth nous raconte comment les individus ont besoin de reconnaissance pour vivre, celle-ci pouvant se décliner selon trois dimensions : l’amour (liens familiaux, amicaux, amoureux), le droit (réciprocité des droits et des devoirs reconnus) et la communauté solidaire (apport de chacun au fonctionnement de la société) (13). Son « élève », Harmut Rosa décrit la « modernité tardive » à l’œuvre depuis les années 80 et nous parle de l’accélération du monde donc de nos vies, en partie causées par la technologie, qui provoque notre aliénation, individuelle et collective. L’existence humaine serait structurée par la réussite mesurée, entre autres, par le nombre d’activités exercées dans un minimum de temps, dans une sorte de course frénétique au remplissement du temps disponible. Cette accélération permanente est source d’aliénation. Il est donc vital de décélérer et de reprendre la maitrise des choses. La recherche de ce que pourrait être une « vie à la bonne heure » pourrait se résumer via le concept de résonance, une façon d’être en harmonie avec le monde via notamment nos relations à autrui, la nature, l’art, le travail, l’éducation, le sport (14). Cette approche me parle davantage car susceptible de mettre un frein à la compétition permanente d’une société d’individus mus par des désirs fabriqués.

Concrètement, on change quoi, on bouge quand ?

Sommes-nous à l’instant décisif de notre déclin irréversible ou de notre chute finale ? Y survivrons-nous et dans quel état ? Mon hypothèse, qui en vaut bien une autre, est que nous pouvons enrayer la chute et atterrir en douceur. A condition de ne pas laisser nos gouvernements seuls aux commandes. Ils ont fait trop d’erreurs répétées mais se sont sentis légitimes car nous les avons élus (j’utilise un « nous » national, qui ne doit pas être confondu avec une quelconque unanimité) donc donné mandat, et les avons laissés faire, malgré de nombreuses résistances.

Il nous faut donc d’une part sortir de cette folie par une prise de conscience – collective et individuelle – et d’autre part empêcher tout gouvernement qui continuerait dans la voie prise il y a trente ou quarante ans.

La première étape cruciale réside à mon sens dans la prise de conscience définitive que des biens communs doivent être sacralisés et ne peuvent pas être soumis à une logique de marché. Les missions régaliennes de l’Etat en font bien sur partie (police, justice, armée). Certains paraissent évidents à l’aune de la crise actuelle : santé, éducation. D’autres peuvent faire l’objet de discussions, voire d’un fort niveau d’encadrement, quitte à provoquer de vives oppositions : médicament, logement, transport, alimentation de base, accès à Internet, services ou produits contribuant à la sécurité de la Nation… Faut-il renforcer l’encadrement des secteurs bancaires, assurantiels et de la sphère financière ? Peut-on limiter la circulation des capitaux quitte à contester les traités européens ? Pour le reste, le marché pourquoi pas, mais avec une réflexion des individus sur leur manière d’être au monde.

Renoncer à cette folie collective qu’est la recherche d’une croissance économique à tout prix, la satisfaction de tous nos besoins matériels, des plus vitaux aux plus artificiels, cette prédominance généralisée de l’avoir sur l’être, nous mène à une impasse mortifère. Il est possible de vivre sobrement et heureux sans revenir sur un certain niveau de confort matériel apporté par la modernité technicienne. Nous n’avons pas besoin de tout ce qui nous est vendu par les ruses du marketing généralisé. A chacun de faire le tri, dès lors que bien évidemment ses besoins vitaux sont satisfaits. A quoi nous sert par exemple de voyager fréquemment dans des avions ou des paquebots dont nous savons pertinemment qu’ils polluent énormément ? Notre propre action à l’étranger et en France perturbe les écosystèmes : qu’on pense seulement aux quantités d’eau dépensées pour les lessives dans les grands hôtels ! Et pourquoi céder à l’obsolescence programmée par tous les producteurs de biens de consommation ? Les exemples sont nombreux.

La croissance à tout prix est aussi une résultante de la compétition généralisée pour la première place, ou ne pas être « décroché ». Pour quelle finalité ? Être sur la plus haute marche et bomber le torse ? Mais il est des peuples heureux qui se portent bien économiquement et socialement, avec un haut niveau d’éducation et de solidarité, et sans volonté d’hégémonie. On pense couramment aux pays du Nord. Mettons de côté la nostalgie de notre Empire. Nous pouvons nous satisfaire d’une influence raisonnable de notre diplomatie et de notre économie, sans être obsédé par notre sphère d’influence et la domination.

Donc : décélérer, moins de compétition, être plutôt qu’avoir, même s’il faut avoir un peu.

Le faire entendre à ceux qui nous gouvernent. Les mouvements de protestation n’ont pas manqué ces dernières années, non plus que les initiatives pour faire autrement (cf. par exemple les initiatives recensées par Cyril Dion (15). Devant le peu d’écoute, l’écart semble s’être creusé entre ceux qui gouvernent, et ceux qui disent non. Dans le mouvement encore tout frais des Gilets Jaunes, une jeune manifestante avait brandi une pancarte pleine de sens : « assez de mépris, assez de pédagogie, on a compris, et on n’est pas d’accord ». Pour l’instant, les puissances de l’argent se sont mises en sourdine mais veillent au grain. Elles font le dos rond mais ne renonceront pas à leur domination. Il n’y a pas d’illusion à se faire : leurs concessions seront marginales. Dès lors, le rapport de force doit s’instaurer. Et s’il faut à mon sens viser une convergence des forces de progrès – malgré leur division persistante sur les fins et les moyens des discussions sérieuses semblent en cours – une mobilisation parallèle des forces associatives, citoyennes, syndicales est indispensable. Dans ce double mouvement, les revendications et propositions doivent être issues d’un processus de collecte et de délibération collective, inscrites pour partie dans les territoires, sans négliger une vision et une consolidation nationale, pour notamment, un rapport de force au niveau européen. Si l’échelon européen, que nous avons très majoritairement soutenu, refuse de modifier sa politique, nous devrons en tirer les conséquences et retrouver notre pleine souveraineté.  

Dans son ouvrage majeur sur l’Héritage des Lumières, Antoine Lilti raconte très bien comment les idées qui émergèrent au XVIIIe, dans leur grande diversité, mirent en évidence le temps long de la civilisation, et comment leur avènement se cristallisa dans la Révolution Française (16). Même s’il est d’usage de dire que l’Histoire ne repasse pas les mêmes plats, pourrions-nous espérer être dans un processus comparable ?

 

Alors, prêts à renverser la table ? Vous reprendrez bien une petite révolution ? On y réfléchit tout de suite et on s’y prépare !

Pour l’instant, take care and stay inside ! On sortira tous ensemble, tous ensemble, ouais, ouais !

 

  1. Je ne vais pas (trop) utiliser un jargon d’économiste que je ne suis pas (malgré de nombreux cours et lectures). D’autres le font mieux que moi, même si on peut les écouter, tous, avec un recul critique.
  2. La grande désillusion, Joseph E. Stiglitz, Fayard, Juillet 2002
  3. https://fr.statista.com/infographie/13030/les-premiers-partenaires-commerciaux-de-lallemagne/
  4. https://www.mediapart.fr/journal/economie/140420/anne-laure-delatte-un-impot-sur-les-hauts-patrimoines-pour-assurer-la-justice-sociale
  5. https://blogs.mediapart.fr/jezabel-couppey-soubeyran/blog/130420/vivement-la-monnaie-helicoptere
  6. https://www.nouvelobs.com/economie/20190121.OBS8848/en-france-l-evasion-fiscale-c-est-100-milliards-d-euros-par-an-le-budget-de-l-education.html
  7. https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2019/01/09/pme-ou-entreprises-du-cac-40-qui-beneficie-des-20-milliards-du-cice_5406893_4355770.html
  8. Paul Valéry (1871-1945), La Crise de l’esprit (1919). Référence site internet : « l’histoire en citations »
  9. Jean Giraudoux (1882-1944), La Guerre de Troie n’aura pas lieu (1935). Référence site internet : « l’histoire en citations ». Sans la tronquer : « C’est à leur façon d’éternuer ou d’éculer leurs talons que se reconnaissent les peuples condamnés. »
  10. Oswald Spengler, Le Déclin de l’Occident (2 tomes 19181922), traduction par Mohand Tazerout, NRF-Gallimard
  11. A titre d’exemples : Jean-Pierre Chevènement « Un défi de civilisation », Emmanuel Todd et Youssef Courbage « Le rendez-vous des civilisations », Amin Maalouf « Le naufrage des civilisations »
  12. René Girard : voir par exemple « Mensonge romantique et vérité romanesque », « La violence et le sacré », « Des choses cachées depuis la fondation du monde » ou « Achever Clausewitz »
  13. Axel Honneth : voir par exemple « La Lutte pour la reconnaissance », Cerf, 2000, ou « La Société du mépris », La Découverte, 2006.
  14. Harmut Rosa : voir par exemple « Aliénation et accélération : vers une théorie critique de la modernité tardive ». Paris, La Découverte, 2012 ou « Résonance : une sociologie de la relation au monde », La Découverte, septembre 2018, ou plus simple « Remède à l’accélération : impressions d’un voyage en Chine et autres textes sur la résonance », Philosophie magazine, 2018
  15. https://www.demain-lefilm.com/
  16. Antoine Lilti, L’héritage des Lumières, ambivalences de la modernité, EHESS-Gallimard-Seuil, 2019

 

 

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